Au bal des enragés, je te réserve ma première danse
Ce matin, j’ai encore le majeur contrarié, je butte sur le do de cette gamme en si mineur. Il faudra bien, un jour, que je me rende à l’évidence, je suis un piètre musicien, mais pour l’heure, je persiste et comme pour toute chose accomplie, sans talent, sans goût, je désespère. Je le sais pourtant. Rien ne peut sortir de véritablement convaincant sans une once de plaisir, c’est même l’inverse qui se produit, chaque accord est empreint de cet ennui contagieux. Le partager est obscène, mais je persiste, car abandonner la musique serait un échec, ne plus être à la hauteur de mon désir, celui de dire. Sans la musique, je suis une coquille vide, un écho atone ricochant sur les murs d’un appartement en sous-sol, vidé de tout mobilier. Alors, je trime, comme d’autre danse. Le travail paye toujours, l’obstination en est le carburant, peu importe les sacrifices, il ne peut pas en être autrement. Des gammes, toujours et encore, à s’en arracher la peau sous mes ongles coupés ras. J’y crois dur comme fer, quitte à nier l’évidence, je suis un piètre musicien.
Raconter des histoires en dessin, voilà ce qui me plait. Je sais que je peux le faire, mais cette fois, je vais m’en donner les moyens. Commencer par le début, apprendre les règles, le b.a.-ba de la narration dessinée. J’arpente les cours, j’écume les académies, tous les soirs, je m’adonne à une discipline différente, la géométrie, la nature morte, le modèle vivant, la couleur et le samedi après-midi, enfin, la bande dessinée. J’ai le sentiment de retourner sur les bancs de l’école, alors que je l’ai fuie, tant elle m’ennuyait. Mais cette fois, c’est pour la bonne cause, je veux écrire et dessiner des histoires, donc je prends sur moi, je courbe l’échine et me plie aux règles. Et puis, j’ai soif, rien ne me rassasie plus, je veux apprendre. J’y trouve un énorme plaisir, peu importe que mon dessin soit encore hésitant, il n’est que prétexte à narration, à histoire contée. Comme pour la musique, je m’obstine. Je remplis mes carnets de croquis, d’ailleurs ceux-ci ne me quittent plus, j’y découpe des scènes, j’y note des dialogues, décris des personnages, griffonne des onomatopées. De cette période, je découvrirai le graphisme, j’en ferai mon métier, je gagnerai de l’argent, suffisamment pour vivre et je laisserai la bande dessinée en bord de route, trop peu consentante à mon goût.
Voyager léger, ne plus me cacher derrière un médium, voilà ce que m’a appris ces longues années. La vraie question serait sans doute pourquoi j’ai eu besoin de chercher ailleurs, alors que tout était là, entre mes doigts. La vie est ainsi faite, elle est un long apprentissage, qui parfois prend des détours incongrus, et puis, il me manquait certainement une forme de maturité. S’écouter en toute sincérité, sans fausse pudeur, n’est pas innée, l’oreille est soumise à la pression sociale, l’éducation, au vécu de chacun. L’écriture requiert une parfaite connaissance de soi, là est sans doute la clé, elle ne peut se satisfaire d’apparence, d’approximation ou d’idées toutes mâchées, celles qui flottent dans l’air du temps et dont l’adhésion est de bon ton. Les faux-semblants sont honnis, car plus que tout, l’écriture est unique, sa singularité forge la pensée et son partage est ainsi évidence. Je lis d’autres qui ne s’encombrent pas de tels détails qui se camouflent derrière l’imparfait, le passé simple ou composé et la troisième personne du singulier. À quoi bon ? Désormais, un téléphone et de temps à autre un ordinateur sont mes seuls outils créatifs. Je ne cherche plus à me cacher derrière un média récalcitrant, l'important est de créer aussi naturellement que possible, sans technique, sans réflexion, puisque la matière est moi. Les mots coulent, les phrases s’alignent et me suffisent. Alors ? Tu l’entends cette petite musique crescendo ? Je te l’accorde, ce n’est pas une mélodie doucereuse, mais c’est la seule que je connaisse, et puis, je te l’avais promise au début de ces quelques lignes, maintenant, on danse.